11 mai 2024, Néphyla est au mouillage devant Saint Louis, Marie Galante.
Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, Marie galante, ce sont des paroles d’une chanson de Laurent Voulzy : "Belle-île en mer, Marie Galante, St Vincent…" Nous avons vu Florence et moi les 3 îles, alors donc, cela voudrait dire qu’on peut écrire une chanson ? J’essaye. Un blues en la, pour faire honneur au festival "Terre de blues" qui va commencer à Marie Galante dans une semaine. 1, 2, 3, 4: Une note de contrebasse, juste une, répétée, un la, puis arrive un coup de charleston et un coup de caisse-claire alternés à la batterie, assez lent, quelque chose de simple. Et par dessus, pourquoi pas du Ukulele ? Après tout c'est le seul instrument qu'on ait à bord, Florence n'a pas voulu emmener le piano à queue ! On laisse tourner le blues et lancer l’ambiance. Le titre ? Ship arriving just in time to save a drawing which (clin d'oeil à F. Zappa).
Un autre souvenir de notre vie d’avant, Florence et moi, déjà évoqué dans le dernier blog, le rhum de Marie-galante goûté à La Rochelle. Bien décidés à renouveler le test gustatif, nous avons loué une voiture pour visiter l’île et notamment une rhumerie, célèbre ici qui a trouvé une accroche marketing rigolote : Ici, le rhum c’est LABAT. Résultats de l’étude comparative dans 3 jours.
On entame la visite d’une sucrerie industrielle, un petit tour dans une sucrerie artisanale, une manioquerie, divers lieux riches d’histoire, quatre petites plongées dans les eaux turquoises limpides et nous levons l’ancre de St Louis pour aller à quelques encablures de là, à l’anse Canot réputée « plus joli mouillage de la Guadeloupe » par radio ponton. La plage est paradisiaque, l’eau y est plus limpide, le sable corallien d’une finesse presque trop fine tellement elle est fine. Deux sorties en snorkelling nous confirment les fonds marins. Ok, va pour le plus beau mouillage de Gwada.
Mais ce rêve éveillé ne me sort pas de mes réflexions profondes sur l’histoire locale. Quelques rappels des faits, si vous le voulez bien. Les habitants d’ici étaient des Arawaks depuis pas mal d’années, on en retrouve des traces, culture sur brulis, poteries, pétroglyphes, etc. Puis des Caraîbes arrivèrent du sud (Vénézuéla sans doute) qui eurent la bonne idée de supprimer les arawaks mâles et de garder leurs femmes. Arrivèrent Colomb et ses copains espagnols en 1493 qui changea le nom de l’île de Turuqueira en Guadeloupe, ce qui est nettement plus fun. Les Espagnols ne s’y plurent pas car les Caraïbes étaient agressifs (plus agressifs qu'eux) et déguerpirent en 1604. Ensuite, les français ont exterminés les Caraïbes (1665) et commencé leur petit trafic à base de négoce triangulaire grâce à de la main d’œuvre pas chère directement importée d’Afrique (90 000 esclaves pour 15 000 colons). Puis les anglais essayent de s’emparer de la Guadeloupe en 1794 mais pour une fois, les français n'ont pas perdu contre les anglais, on est pas au rugby, c'est du sérieux. Première abolition de l’esclavage. Bonaparte remet le couvert de l’esclavage en 1802. La révolution gronde de l’intérieur contre l’oppression des noirs et 300 hommes guidés par un officier noir nommé Louis Delgrès luttent mais se donnent la mort à Matouba « Vivre libre ou mourir ! ». Les colons qui étaient partis en Martinique (anglaise à l’époque) pendant la révolution, reviennent et reprennent leur lucratif business esclavagiste jusqu’en 1848. Chaque île des Caraïbes a sa propre histoire. Certaines sont restées possession française très longtemps, d’autres anglaises, d’autres ont joué au yoyo, c’est le cas de Marie-Galante qui a changé 5 fois de mains entre anglais et français entre 1692 et 1816.
Marie-Galante a une histoire un peu différente de la Guadeloupe pourtant toute proche et finalement française aujourd’hui. Un homme, Dominique Murat, à l’histoire personnelle complexe et controversée s’est illustré durant 50 ans, passant de simple marin à négociant et planteur de café, puis notaire et maitre d’une grande sucrerie. Entre 1792 et 1794, il a même été président de Marie-Galante restée révolutionnaire et anti-esclavagiste contrairement à la Guadeloupe, royaliste et pro-esclavagiste.
Les écrits produits au XXIème siècle au sujet de la vie marie-galantaise sont très contradictoires concernant cet homme. Il a incontestablement marqué son époque, louvoyant entre réussite personnelle, politique et économique. Certains auteurs sont tentés par une diabolisation, manifestement exagérée et manipulatrice des faits, d’autres voudraient le racheter et adoucir le fait qu’il a manifestement aussi utilisé l’esclavage dans ses activités, mais de manière plus « supportable » à nos yeux… Complexe !! Le musée qui occupe aujourd’hui l’Habitation Murat abrite la « fondation pour la mémoire de l’esclavage » qui a pour but de, je cite, « décentrer notre vision et « décoloniser » nos imaginaires ». Il reste beaucoup de travail pour faire évoluer les mentalités…
- Et les rhumeries Pierrot, tu nous en parles ?
- Oui, maintenant, on attaque le gros dossier !! Hips
- On a tout goûté, hips
- Pour vous renseigner avec exactitude sur les produits locaux, hips, hips
Après la visite des trois distilleries de l’île aux cent moulins, Labat, Bielle et Bellevue, plus celle de Clément et le musée de la canne aux trois îlets (Martinique), on comprend mieux les choses, voilà comment ça se passe :
La canne à sucre est plantée et peut être coupée dès la première année, les repousses peuvent durer 5 ans, après on replante de nouveau. Ca ressemble à de grands roseaux. La coupe est mécanisée mais aussi quelques fois manuelle, on a vu ça près de Labat, un type avec un coupe-coupe par 35°C au soleil, on imagine les esclaves, je n’y reviens pas. La qualité est meilleure car la coupe est plus nette. Le transport est mécanisé, tracteur ou camion et immenses remorques sillonnent les routes, mais aussi quelques fois charrette et bœufs, on a vu ça près de Labat.
Arrivé à l’usine, un engin à grandes griffes prend la canne et la dépose sur des tapis roulants. Elle est coupée en petits bouts, pressées entre des rouleaux et le jus coule alors sous le tapis. Rebelote comme ça 3 ou 4 fois jusqu’à extraction de tout le jus. Reste la bagasse. Une pompe envoie le jus dans de grandes citernes en inox pour 3 jours environ. Le vin pèse alors 5° à 6° d’alcool. La bagasse va être brûlée pour chauffer de la vapeur utilisée dans la colonne de distillation qui transforme le vin en rhum. De là sort un jus résiduel qui est traité comme dans une station d’épuration. Bonne note à Bielle qui traite par phyto-épuration, processus écologique, comme l’eau des sanitaires des logements insolites en bulles qu’on avait à Montendre. J’aime.
De la colonne de distillation sort aussi et surtout du rhum !!! Il pèse entre 70° et 78° d’alcool. On le coupe avec de l’eau déminéralisée (ça c’est la théorie, en pratique ça sort du tuyau d’arrosage chez certains…) et on le met en barrique. Chez Clément, les barriques viennent de Seguin-Moreau, comme pour nos meilleurs Cognacs, chez les autres, barriques en chêne du limousin, sauf chez Labat où on utilise des barriques d’occasion qui ont déjà reçu du Cognac, du Bordeaux ou du Whisky, il parait que ça donne plus de tanin (et c’est moins cher aussi…). Dans les sucreries/distilleries industrielles, il y a une étape entre le vin et le rhum. On y distille en fait de la mélasse, produit intermédiaire, le résultat est nettement moins riche en goût. Ce que nous avons vu ici, c’est la fabrication du « rhum agricole », le meilleur.
On a goûté pour vous :
Le 59° de chez Labat. FORT !! Surtout par 34°C à 9h30 du matin. Une bouteille achetée. Hips
Le 3 ans et le 5 ans d’âge de chez Bielle, Fort ! il faisait 35°C à 11h du matin. Hips
La liqueur rhum/gingembre de chez Bielle, doux comme l’amour, parfum exotique, on en a acheté une bouteille. Hips
Le blanc, bio, issu de canne blanche sélectionnée de chez Bellevue, un délice, FORT mais très goûtu, toujours par 35°C à l’ombre, 12h30 du matin. Deux bouteilles achetées. Hips, hips
Le 4 ans d’âge, vieux rhum brun de chez Bellevue au goût fumé, miam (dixit Florence). Une bouteille achetée. Hips, hips, hips
Chez Bielle, c’est la pause des ouvriers quand nous visitons. Un gars est assis près d’un hangar et pèle, avec son Opinel, une canne à sucre qu’il machouille pour en sucer le jus. Il nous fait goûter. On est séduit par la méthode et enfin nous avons le goût de la canne dans la bouche. Merci Monsieur ! Alors nous avons ramassé dans un champ le long de la route un grand morceau de canne et on l’a ramené au bateau. Le lendemain, pour notre 4 heures, je pèle avec notre Opinel la canne. Et l’odeur et le goût de notre visite à Marie-Galante me revient comme une madeleine, comme si c’était hier. Bon, ok, c’était hier.
Les cales de Néphyla étant pleines, nous décidons d’aller quelques kilomètres plus loin pour découvrir une tradition ancestrale au processus presque uniquement manuel ici : La fabrication de farine de manioc. La jeune fille qui nous fait visiter l’exploitation fait partie de la quatrième génération de femmes. L’arrière grand-mère est morte, mais nous avons vu ses deux grand-mères éplucher le manioc. La mère qui dirige son monde travaille plus de 12 heures par jour. Il faut quand même sélectionner les racines qui peuvent venir de deux sortes de manioc différentes.
L'une est douce, tout va bien, on mange tout sans soucis, c'est celle qu'on achète dans les magasins (ouf !!!). L'autre aux feuilles plus sombres, le manioc amer, est utilisée pour faire de la farine. Celle-ci contient une enzyme toxique, la linamarine (acide cyanhydrique). Les Caraïbes en empoisonnait leurs flèches pour tuer plus rapidement leurs proies ou leurs ennemis... Pour la récolte, ça se passe comme pour les patates, on bêche le sol et on nettoie les tubercules. Ensuite, on les épluche et on les râpe.
On presse le manioc dans un tissu qui sépare le jus de la matière sèche Cette opération élimine en partie le toxique. Dans cette manioquerie, on jette le premier jus. On place le manioc dans une bassine remplie d'eau et on laisse décanter. Le lendemain, au fond de la bassine, on a une pâte fine prête à être séchée qui deviendra la fameuse farine. Le processus de séchage est très rustique. il permet d'éliminer définitivement tout le poison. Un feu de bois, une grande platine en fonte creuse et un ouvrier qui passe une spatule en bois pour remuer la farine jusqu'à ce qu'elle soit sèche mais sans qu'elle cuise. Cela dure environ huit heures. On peut alors la tamiser et la mettre en sachet. Les deux filles parties en métropole sont revenues pour poursuivre l’affaire. Elles ont des projets de mécanisation du processus. Il faudra garder les deux ouvriers agricoles qui travaillent aujourd’hui, augmenter la production et les ventes, les idées (de recettes) ne manquent pas. Nous les laissons à une vie qui a permis de nourrir la population depuis des centaines d’années pour leur espérer un futur possible chez elles. Bonne chance.
P&F
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