19 octobre 2024 Néphyla est au ponton 3, place 55, ponton d’accueil des Minimes à La Rochelle.
Ce titre, on dirait un film de James Bond, vous ne trouvez pas ?
Jour 1:
C'est notre dernière étape, la fin de notre tour de l'Atlantique. Top départ à 10h00 de Baiona en Espagne vers La Rochelle, notre port d’attache en France. La météo devrait être clémente, au moins deux jours.
Jour 1 suite :
Juste après le début, nous étions à 15 milles de la côte, quand Florence a aperçu comme un jet de vapeur partant vers le haut, la respiration d’un gros mammifère marin, puis tout de suite après, deux autres jets. Elle m’a prévenu et j’ai commencé à regarder mais n’ai rien vu immédiatement. Elle a ajouté que c’était comme une respiration de baleine… ou une respiration d’orque ?¿? Oups, elle a dit orque ?¿? Ni Florence ni moi ne savons si les orques font des jets en l’air quand ils respirent. Petit moment de questionnement, grand moment de solitude, à deux sur l'océan…
Quelques minutes plus tard, j’ai vu en même temps que Florence les fameux souffles. 3 jets distincts, 3 gros animaux vu la hauteur du jet que j’évalue à au moins 3,5m ou 4m. Ces jets étaient clairement plus près de notre Néphyla, à peut-être un mille marin ou moins. Nous étions au moteur, 1800tr/mn, direction le large, vers l'est pour s’éloigner au plus vite de la côte sans pour cela se rallonger outre mesure. Les statistiques d’attaques de voilier par les orques nous mettaient à ce moment là exactement dans toutes les « bonnes » cases: au moteur, entre 5 et 15 milles des côtes, sous pilote automatique, lignes de pêches à la traîne filant dans le sillage. En notre faveur, le soleil était au zénith, la mer était plate, le vent quasi nul à la mi-journée, lendemain d’un jour de fête, tous les secours sont au boulot.
« « Les souffles des croqueurs de safrans aux crocs aiguisés se rapprochaient et nous pouvions sentir les effluves carnassières aux goûts de thon mêlés à la résine époxy des derniers repas de ces féroces créatures. Nous étions perdus au milieu de l’enfer, à seulement quelques encablures de la célébrissime « Costa do morte ». Florence monta sur le pont pour m’aider aux manœuvres quand soudain elle me questionna: Jérémie n’est pas avec toi ? Je constatai comme elle que le jeune équipier manquait à l’appel. Quand elle me faisait remarquer qu’il était peut-être en fond de cale à cuver du rhum, j’avisais sur notre tribord un orque dont la tête sortait de l’eau avec entre ses mâchoires des restes sanguinolents humains prouvant bel et bien que Jérémie ne s’était pas remis à boire mais avait héroïquement plongé dans la mer pour servir de repas aux orques et de victime expiatoire. Il avait sauvé le safran de Néphyla. RIP. » »
Trois minutes plus tard, encore 3 jets qui venaient d’aussi loin mais un peu plus au nord. Sans pouvoir évaluer clairement la distance, je pensai que ces souffles n’étaient pas plus près que la deuxième série et surtout, ils ne menaient pas les animaux directement vers nous. La quatrième série de jets fut moins haute, moins claire, plus au nord, je commençais à avoir l’espoir que la direction que suivaient les mammifères n’était pas en droite ligne dirigée vers Néphyla. La cinquième fut nettement plus petite, plus au nord, la sixième presque indiscernable dans la légère brume côtière lointaine. Nous sommes restés environ 40 minutes à scruter l’horizon pour ma part. Florence avait pendant ce temps été allumer le téléphone satellite, l’avait connecté à son téléphone, avait écrit sur un papier les mots en anglais qu’il faut dire à la VHF quand on est attaqué par des orques, avait inscrit sur le livre de bord nos observations, avait constaté que nous recevions toujours « Vigo tráfico » sur les canaux 16 et 10. J’ai pour ma part essayé en vain de prévenir par téléphone nos amis Franck et Florence du voilier Rackam qui devaient, en toute logique, être très près eux aussi de ces animaux alors qu’ils faisaient route au sud vers Viana Do Castello. Le réseau portait très mal à cette distance.
Il nous restait 2 heures environ pour sortir de cette zone statistiquement plus favorable aux observations et attaques d’orques. Nous avons pu souffler vers 17h, notre route maintenant nord, longeant celle des nombreux cargos guidés par le DST de la Corogne. Sensation étrange que d’être rassuré de la présence de mastodontes maritimes mécaniques métalliques. Voilà le début de notre dernière navigation vers La Rochelle. Le reste est vraiment monotone, moteur pour l’instant, pas de vent comme prévu, on a passé le cap Finistère, cela va bientôt être la fin. La course contre la montre avec la dépression à venir le 18 et le 19 dans le golfe peut continuer, mais ça, on a l’habitude.
Jour 2:
Alors que Florence venait d’aller se coucher, il était 16h environ, que tout n'était que calme, luxe et volupté, que nous naviguions à la voile avec un appui moteur pour ne pas trop perdre de temps sur notre plan de route, je me suis dit que je pouvais peut-être me changer les idées et jouer sur un jeu électronique sur la tablette. Je choisissais un truc du genre Scrabble. Trois mots plus tard, le vent se levait un peu et je réglais les voiles. Je jetai un coup d’œil au radar et là apparaissaient 4 nouveaux triangles qui signalaient la présence de bateaux. Je zoomai et dézoomai pour mieux comprendre la situation. Je constatai de nombreux cargos proches de notre position sur la trajectoire entre le DST de la Corogne et le DST au large de Brest. En plus des cargos, une flottille plus ou moins organisée de bateaux de pêche espagnols qui croisaient dans ce recoin moins profond au large de la baie de la Corogne. Un de ces pêcheurs était en ligne de collision directe avec Néphyla. Nous avons l’habitude de cela depuis des mois que nous sommes partis, mais le nombre et la proximité avec notre voilier étaient vraiment impressionnants. J’imaginai un tracé qui me permettrait d’éviter le premier bateau et économiserait les changements de cap pour éviter les suivants. Je regardai au loin et visualisai mieux que ces pêcheurs étaient des chalutiers, très près les uns des autres et parfaitement alignés. Avaient-ils des filets tendus entre eux comme nous avions déjà vu dans la baie d’A Coroña il y a un an? Je décidai de passer derrière et non pas entre eux et aussi de relever mes lignes de traîne.
Première ligne pas de soucis mais la deuxième avait pris quelque chose. Le vent montait un peu et je réglai de nouveau les voiles et corrigeai le cap pour ajuster derrière le dernier chalutier. En marine, quand on vise l’arrière d’un bateau pour passer dans son sillage, on dit: « je lui fais le cul », vocabulaire imagé des régates de Florence qui m’a choqué au plus haut point la première fois que je l’ai entendu dans sa bouche de jeune dame de bonne famille (oh !!). Il me prend l’envie ici de rédiger façon Cyrano de Bergerac et sa tirade des nez:
-Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
-On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme…
-En variant le ton, – par exemple, tenez :
-Agressif : « Moi, monsieur, si je voulais lui faire le cul,
-Il faudrait sur-le-champ que je l’amputasse ! »
Mais j’ai des choses plus intéressantes à raconter que de triviales grivoiseries.
Je remonte la ligne de traîne et découvre un joli petit thon de 45 cm de long. Vous vous dites: facile, Pierre a l’habitude avec son épuisette, il en a remonté des plus gros… Mais aujourd’hui j’avais innové dans ma technique de pêche et créé un nouveau bas de ligne pour multiplier mes chances. Je me souvenais d’un passage d’un livre de B. Moitessier où il accroche les uns derrière les autres (ou côte à côte ?) plusieurs leurres, pour créer un espace où les poissons factices grouillent et attirent ainsi plus les proies. Mon bas de ligne est donc aujourd’hui fait de cinq petites flammes avec des petits hameçons à maquereaux, puis un mètre plus bas, un leurre en forme de poisson jaune et vert acheté à Montendre il y a 2 ans installé d’origine avec deux hameçons triples, puis pour finir un mètre encore plus loin un leurre/poisson articulé qui frétille dans l’eau monté de deux hameçons triples aussi. Le thon était pris sur le dernier leurre. Je n’avais pas trop réfléchis au moment d’inventer tout ça ! Comment remonter d’une main une ligne pleine de crochets très « amoureux » alors qu’au bout se débat un thon et de l’autre main tenir l’épuisette, le tout à moitié penché au-dessus de la filière ?
Je vous passe les détails, je sors le poisson de l’eau et le laisse dans l’épuisette, je rempli deux sceaux d’eau de mer, j’aiguise le couteau à fromage ajouré qui me sert à lever les filets et je libère l’hameçon qui a pris le poisson. Ma manœuvre et les gigotis du thon ont emmêlé ma ligne alors je rejette vite fait tout ça à l’eau pour me mettre à préparer le poisson avant que Florence ne se réveille. Elle n’aime pas voir mourir la bête et encore moins me voir découper la chair sanglante. Tout fier de moi, je dépose les sacs en plastique bien serrés dans le frigo avec leur précieuse cargaison. Je me retourne et m’apprête à ranger les lignes de traîne. Les bateaux pêcheurs sont loin. Les cargos à bâbord suivent leurs routes, immuables, transportant tous les objets de notre quotidien venus de l’orient lointain, pétrole, gaz, charbon, médicaments, vêtements, voitures, animaux, nourriture, nourriture pour animaux et, à l’approche de Noël, sans doute des millions de jouets, smartphones, pères-noël en plastique et guirlandes lumineuses indispensables. Je tire sur ma ligne, et, enfer et damnation, Cornandieu de Puisangrin, elle est lourde cette ligne. Je ne peux décrire la scène qui va suivre, je suis trop occupé avec les 9 hameçons, l’épuisette unique mes deux malheureuses mains pour remonter non pas un mais deux thons, accrochés aux deux leurres. Et quand j'ai mis le premier dans l'épuisette, je fais comment pour le deuxième ? ... 10 minutes de grande solitude. En plus je vais me faire enguirlander par Florence (avant Noël et sans les boules dans le sapin), elle qui ne veut pas que je pêche les jours où ça a déjà mordu pour ne pas gaspiller. Le soir nous dégustons du thon poêlé aux patates. J’ai mérité une pause, non?
Jour 3:
Brouillard et pétole. La girouette fait autant de tours qu’une hélice d’avion tellement elle ne sait d’où vient le vent. On y voit à peine à 50m. Vive le radar et l’AIS pour nous prévenir de la présence des autres navires. On se relaie Florence et moi à la surveillance. A midi, nous mangeons du thon aux carottes et petits pois. Le soir, j’ai mis des patates déjà cuites à la vapeur et le thon en même temps dans la poêle et je les ai un peu laissés tous les deux tout seuls. Résultat, ça avait attaché au fond de la poêle. Quand j’ai servi, Florence a voulu aussi du « gratté » de couleur marron… en charentais, on appelle ça « rimé ». C’était bien bon.
Nous dormons aussi beaucoup dans la journée, preuve que nous sommes fatigués de ces quarts. Nous avons hâte d’arriver.
Jour 4:
Il est 5h30 du matin et je prends le quart injuste. Celui où quand tu te lèves, réveillé difficilement par l’autre qui te presse la cheville, tu trouves injuste les choses, le manque de sommeil, le froid, la position couché tordu, la position demi-assise, la position assise pour enfiler le pantalon, mais où est la deuxième chaussette, mes lunettes étaient là hier et elles n’y sont plus, la position debout, j’ai envie de faire pipi et justement l’autre est à ce moment là assis sur le trône, j’étais en rêve au volant d’une voiture jaune de sport avec trois places à l’avant et un coffre plein de brosses à dent violettes dans des malles en cuir.
Quand je fais remarquer à Florence que c’est le quart injuste, elle me répond que non, le quart injuste, c’est celui qu’elle vient de faire car elle ne pouvait plus tenir les yeux ouverts, qu’il faisait froid et que tout était humide, qu’elle avait renversé sa tasse de tisane mais que le couvercle étanche n’avait rien laissé passer, que Jmi avait écrit et que les nouveaux modèles météo étaient téléchargés, que Michel avait envoyé un point météo et le nouveau way-point final. Je persiste secrètement dans l’idée que c’est moi qui ait le quart injuste même si je reconnais, secrètement aussi, que le plus injuste des deux… et puis… Pas facile quand même les quarts de nuit ! Florence qui lit sur mon épaule m’oblige à ajouter un texte de son cru, pur délire d’une femme fatiguée : « C’est injuste car j’ai eu tous les quarts les plus injustes». Délirant !
Au fait, j’ai deux trucs importants à vous dire: on a croisé hier un grand voilier au loin sur bâbord, c’est sans doute le futur vainqueur de la prochaine course, nous portons chance aux coureurs au large que l’on croise. J’ai noté son MMSI, son immatriculation si vous préférez, car il est apparu sur notre écran de navigation. 228 042 670. Après recherche, il s’agit d’Armel Le Cléac'h et de son trimaran de course Banque Populaire XI.
L’autre truc important, c’est que l’âme de Jérémie (tombé à l’eau il y a deux jours et dévoré par les orques, vous vous souvenez ?) s’est réincarnée en la personne d’un rouge-gorge qui nous accompagne à bord de Néphyla. Il volait hier derrière le bateau et s’était posé si longtemps que Florence avait pu le filmer. Cette nuit, en réglant le chariot de grand voile, j’ai entendu son piaillement et je l’ai vu déguerpir ailleurs, il nichait dans le paquet de ficelles juste là à mes pieds. On a déposé du pain avec des graines et un bol d’eau pour lui à la proue, parce qu’il doit avoir faim et soif, il n’est pas venu au repas avec nous pour le thon aux patates. On l'a revu deux jours plus tard qui se cachait à l'avant, protégé par le sac à voile du foc, à côté des bidons de gazole.
Après un an et demi de navigation, je dis encore des mots obscènes comme ficelle au lieu de dire écoute de grand voile. Et je dis toujours virer alors qu’on dit lofer et je dis toujours au vent arrière au lieu de portant. Je suis incorrigible, ou peut-être suis-je simplement charentais, né d’un père aviateur et pas breton né d’un père marin, alcoolique, bourru avec un bonnet bleu marine et une pipe.
Après une quinzaine d’heures de brouillard où on n’a pas plus vu la queue du chat que le ciel bleu, enfin la vue se dégage. Mais le ciel n’est pas bleu, il fait nuit et j’aimerais bien dormir, ce n'est pas la fin, c’est mon quart, le quart injuste.
Jour 4 suite :
Encore du thon au repas de midi ! Ça me rappelle Patrick, capitaine de Bémaël, au port de Las Palmas, Gran Canaria, qui se plaignait car Hugo son équipier n’arrêtait pas de pêcher. Tous les jours, ils avaient du poisson à tous les repas: « Oh non, il a encore pêché un barracuda ! », et Jmi, Sandra, Florence, Loana et moi rigolions bien. Nous allons bientôt revoir Patrick qui nous a invités à passer le voir à Auray. Au fait, Auray est en Bretagne. Il faut que je fasse attention avec mes blagues douteuses sur les bretons. Ils pourraient m’en tenir ombrage et me pousser à l’eau, je pourrais en « chère dans la v’nelle ». C’est du charentais, cela vient du verbe choir (tomber) et v’nelle qui veut dire fossé, caniveau, cours d’eau. Et dire qu’on va habiter en Bretagne après un an et demi en mer. On fait vraiment tout à l’envers. Rire.
Le petit front qui nous suit depuis deux jours va bientôt nous rattraper. Il va y avoir du vent et de la houle. Mais au rythme où nous avançons, nous serons au port avant l’arrivée du grand front qui lui sera plus méchant. Nous serons bien au chaud à l’abri, nous, petits marins de pacotille, qui avons tout fait pour éviter le gros temps. On pourrait aussi se qualifier de prudents plutôt que de pacotille. Nous arriverons dans quelques heures, patience. Tenir et rester concentrés jusqu’à ce que les amarres soient attachées aux taquets des Minimes.
Jour 5 :
Il y a le parlé marin, vous avez bien compris vu le nombre de vocable technique de ce blog. Mais il y a aussi le parlé « voyageur ». C’est très sélect, n’importe qui ne cause pas comme ça. Vous voulez un exemple ? « Jour 5 ». En bon français, on dirait cinquième jour. Dans mon livre, ce sera comment ? Écrit en français, ou alors écrit en voyageur ? Ou bien comme B. Moitessier, des têtes de chapitre qui annoncent ce qui va suivre comme « En route vers La Rochelle », ou alors « Les emmerdes ne sont pas terminées ». Et oui, parce que le jour 5, les emmerdes continuent. La fin a plusieurs définitions...
Sans compter sur la pluie qui a fait son apparition et les vagues qui vont avec la dépression à l’ouest qui nous rattrapent, notre quotidien aurait bien pu faire les frais d’une jolie pagaille. En pleine nuit, alors que je grelottai de froid, loin de mes Antilles d’hier, loin de la douce chaleur des Açores, à l’heure où la chronobiologie nous dit que toutes nos constantes naturelles sont au plus bas (noradrénaline, température corporelle, rythme cardiaque, etc.) je regardai d’un œil distrait l’écran de navigation. Juste à côté du cargo qui partait au loin je remarquai un petit triangle, signe d’un nouveau navire. Je fermai les yeux et retournai à mes pensées sur la dernière glaciation, brrrr, j’ai froid. Deux minutes plus tard, le triangle avait fichtrement avancé, pile vers nous. Je mettais encore deux minutes à me tourner, nettoyer mes lunettes pleines de gouttes d’eau et le triangle était là, tout près du centre de l’écran, tout près de Néphyla. Vite je cliquais sur le signe sur l’écran pour avoir des informations : à la voile, 18m, 18 kt, cpa 4m, tcpa 6mn, Groupe Dubreuil ».
Je vous traduis le parlé voyageur: c’est un voilier qui mesure 18m et qui avance à 18 kt, autrement dit c’est un Imoca, du genre de ceux qui vont faire le tour du monde très bientôt au départ des Sables d’Olonne, qui va faire le Vendée Globe. Sympa de croiser un tel bateau. Moins sympa, c’est la suite. Le cpa est la distance entre le bateau et nous et tcpa le temps qui correspond à cette distance. Concrètement, l’Imoca appelé Groupe Dubreuil va passer à 4 m de nous dans 6 minutes. Ca veut dire qu’il va nous percuter si je ne fais rien. Je fonce dans la cabine et saisi le micro de la VHF.
« -Groupe Dubreuil de Néphyla, Groupe Dubreuil de Néphyla, Groupe Dubreuil de Néphyla ?
-Oui Néphyla
-Je suis juste devant vous, on est en trajectoire de collision
-Oui, on vient juste de vous apercevoir. Vous allez vers le sud-est ?
-Non, je vais plein est direction La Rochelle, vous passez derrière moi ?
-Je vais voir
-Vous passez derrière moi ! je vais abattre !
-Ok, on va essayer de lofer
Je remonte vite fait dans le cockpit et appuie trois fois sur le bouton du pilote automatique pour abattre vers la droite, j’ouvre la grand voile en relâchant l’écoute et je relâche l’écoute du génois aussi vite que je peux. Néphyla tourne mais pas comme un bateau de régate, nous sommes lourds et les vagues ne nous aident pas.
Groupe Dubreuil est à moins de cent mètres derrière, je regarde avec effarement l’Imoca se rapprocher. Il est si près et va passer, je crois, juste derrière nous. Je regarde la GV pour vérifier qu’on n’empanne pas, même si je crois que ce ne serait pas une mauvaise chose pour s’éloigner de la trajectoire que vise notre poursuivant qui maintenant, c’est sûr, va passer derrière. J’entends le grand gennaker décoré des fleurs bleues du logo du Groupe Dubreuil claquer car ils ont réussi à lofer un peu et la grande voile d’avant claque aussi. Le bateau passe juste derrière nous, à moins de 20m, j’entends l’eau siffler sur son foil tribord de ce son aigu caractéristique et j’entends aussi l’étrave couper les flots rageusement à l’avant à chaque vague. Fshhhhhh. Je suis réveillé totalement, je n’ai plus froid, je reprends le bon cap et règle les voiles, j’ai les yeux grands ouverts, nous l’avons échappé belle. Il ne faut pas se relâcher, il faut tenir bon et ne pas se déconcentrer, jusqu’à l’arrivée, jusqu’à l’amarrage aux taquets du port des Minimes. Pierre, la transat n’est pas terminée, ce n'est pas la fin ! Florence prend une photo de l'écran pour le souvenir.
Jour 5 suite :
Nous sommes maintenant au niveau du Plateau de Rochebonne, au large de La Rochelle, ces hauts fonds poissonneux qui attirent les bateaux de pêcheurs très nombreux ce matin. Je suis fatigué et trempé de la pluie fine qui n’arrête pas de tomber. Je me mets à l’abri dans la cabine pour quelques minutes quand soudain j’entends un bruit bizarre puis deux grand KLANG KLANG et pshhhhhh puis plus rien de spécial. Je sors comme un diable de sa boite à l’extérieur et regarde le sillage de Néphyla. Je m’attends à y trouver la chose qu’on a heurtée. Il y a un remous juste derrière le safran de Néphyla. J’écoute avec attention le moteur qui ronronne normalement (ouf), je vérifie les voiles et le mat (ouf), je regarde la vitesse et le cap (ouf) et je contrôle que le pilote automatique soit bien enclenché et qu’il dirige Néphyla dans la bonne direction (ouf). Mais c’est quoi ce Binz encore ? Je reviens vers la cabine et réveille Florence qui dormait à poings fermés. C'est super dur d'émerger tout d'un coup et de comprendre ce qu’il vient de se passer. Elle peste. Elle a raison de le faire, sur le fait que ça n’est jamais fini, qu’elle en a marre des ennuis, je l’approuve au combien, je l’approuve.
Dans le sillage de Néphyla, à quelques centimètres sous l’eau, sur une dizaine de mètres de long, nous tractons les cordages d’un filet de pêche. Ils ont du se coincer dans le safran mais ne bloquent pas son fonctionnement. Je comprends que le bruit est venu de ce que l’hélice a choppé les filins, les a fait tourner à 1500tr/mn et finalement le « coupe-orin », sorte de couteau dont c’est la fonction justement, a coupé ce qui entourait l’hélice quand le cordage s’est tendu, tiré vers l'arrière. Maintenant, Florence et moi réfléchissons à voix haute pour trouver une solution à ce filet pris dans notre gouvernail. Florence installe la caméra Gopro qui filme sous l’eau au bout d’une gaffe avec du gros scotch gris pour aller voir dessous. Quand nous allons plonger la caméra, elle s’éteint, la batterie est vide car nous avons beaucoup filmé notre dernière étape sur l’océan. Qu’importe, avec cette même gaffe, je vais tirer les cordages pour les ramener à bord. Florence me fait remarquer qu’il ne faut à aucun moment arrêter le bateau et encore moins faire marche arrière de crainte d’emberlificoter nos petits bouts de corde dans l’hélice. Elle a raison ! Nous ralentissons pour favoriser la manœuvre sans totalement stopper. Je retire une quinzaine de mètres de cordage bleu double avec, accrochés tous les mètres, un petit anneau jaune sensé faire flotter le filet à la surface. Un gros bout de filet et un énorme nœud termine ma pêche qui est malheureusement toujours coincée à une extrémité au safran. Le double cordage fait le tour du tube de jaumière et il y a sans doute aussi un anneau jaune coincé dessous.
« « Le film tire à sa fin, la tension est à son comble. Le héros a ouvert la boite et regarde avec circonspection la bombe à retardement et l’horloge dont les secondes s’égrainent irrémédiablement vers zéro. On comprend que s’il ne coupe pas un des deux fils, l’explosion va avoir lieu. La musique descend dans les grave et se fait plus forte, le rythme s’accélère, le héros essaye sans succès de téléphoner à son meilleur ami démineur qui lui saurait lequel des deux fils couper. Plus que dix secondes. Il doit se décider. La pince s’approche du fil noir, hésite, mais au dernier moment, le héros coupe le fil rouge. L’horloge s’arrête sur 01 seconde. » ».
Oui mais ça c’est facile. C’est dans un film et le scénariste, pas idiot, ne fait pas exploser la bombe, factice de toute façon. Je suis pour ma part devant un problème beaucoup plus difficile à résoudre. J’ai déjà, pour remonter le gros paquet, coupé deux des filins. Il en reste deux entre mes mains et au moins une boule jaune reste sous l’eau. Si je coupe le mauvais et tire pour dégager le safran, la boule se coincera et il faudra arrêter le bateau au milieu de ce P. d’océan, enfiler la combinaison de plongée, prendre la petite bouteille de secours qu’on a dans le petit coffre à l’entrée de la cabine, la mettre sur mon dos, mettre entre mes dents le respirateur et sur mes yeux le masque, m’attacher à Néphyla pour ne pas m’éloigner involontairement en cas de courant, plonger sous le bateau et couper tous les morceaux de cordages dans une eau à 13°C. Je n’imagine pas non plus laisser Florence faire le job. J'ai déjà fait ça avant, mais sans vague, sans la bouteille et l'eau était claire et à 30°C.
Je décide de couper le fil bleu. Florence me fait remarquer que les deux fils sont bleu. Je reste perplexe. Je décide de persévérer dans ma décision, la chance ne peut quand même pas nous abandonner si près du but. Cela fait 8300 milles marins que nous voguons avec Néphyla. Les Dieux de la mer sont avec nous, j’en suis sûr. Je veux couper le fil bleu mais Florence croit qu'il vaut mieux couper le bleu. Finalement, je coupe le fil bleu ! Ouf, bientôt la fin.
Quelques heures plus tard, fiers de notre périple et contents d’arriver à La Rochelle, nous faisons un tour d’honneur dans le vieux port avec le très gros coefficient de marée, marée haute, qui nous permet de profiter de la merveilleuse vue de cette merveilleuse ville. Voilà, c’est la fin.
Bises.
P&F
Ouf ! J’ai tressailli avec vous et suis ravie de vous savoir à l’abri !
C’était super de pouvoir vous suivre pendant tous ces mois et vivre de loin cette aventure incroyable.
Welcome back !